• 2 commentaires
  • Tout le monde aime Patrick Bateman : il est jeune, beau, élégant, sportif, a une table réservée dans les restaurants les plus branchés de Manhattan, ne fume pas. Il est l'archétype de ces jeunes yuppies à la réussite arrogante et à la mâchoire carrée qu'on peut croiser à Wall Street ou dans des publicités Calvin Klein ou Hugo Boss, ses couturiers préférés. Parfait et lisse. Ses obsessions semblent se limiter aux marques des gadgets qu'il accumule, ou aux énigmes vestimentaires que lui posent ses semblables : peut-on ou ne peut-on pas porter des mocassins à gland avec un costume de ville ? Les cols ronds sont-ils trop habillés ou trop décontractés ? Il se passionne aussi pour les soins de beauté pour hommes dont il fait un usage appliqué et ombrageux : on ne plaisante pas avec les crèmes de jours et autres lotions désincrustantes. Il confie à diverses reprises une admiration pour Huey Lewis And The News, Genesis, Withney Houston dans de longs « articles » hagiographiques. Qui est donc Patrick Bateman ? Un serial killer ? Un golden boy ? Un fou? Il doit sans doute travailler dur, mais on ne nous le montre pas dans son univers professionnel. Ses occupations sont en revanche des plus détaillées et des plus tortueuses : Patrick Bateman a l'habitude d'arracher les yeux des clochards qui mendient, d'égorger des chiens errants, de faire sauvagement l'amour avec des inconnues puis de les découper - et vice versa - pour finalement les dévorer. Il fait alors un usage des rats, des perceuses, du gaz asphyxiant, du pistolet à clous des plus inventifs...

    Tout le monde aimerait détester Patrick Bateman. Le mépriser. Le trouver ennuyeux. Mais il échappe à toutes ces catégories normatives. American Psycho est son journal, un étrange journal sans date, sans motif clair, mais un journal tout de même. On ne peut néanmoins à aucun moment parler de sentiment d'empathie de la part du lecteur : en effet, Patrick Bateman ne justifie jamais ses actes, ne se réclame jamais, à la différence des héros de Sade, d'une philosophie, d'un système de pensée auquel le lecteur est amené à adhérer ou à se démarquer. Il décrit de la même façon, c'est à dire froidement, cliniquement, un costume croisé ou « un récepteur digital Toshiba de 75 cm, image haute définition et contrastes optimum, pourvu d'une vidéo sur un support tubulaire high-tech de chez NEC, avec système digital d'incrustation et arrêt sur image ». Décrits tout aussi froidement, ses ébats et les tortures et les tueries qui s'ensuivent. Il est dès lors impossible que s'opère la moindre identification. Néanmoins, Bret Easton Ellis l'a doté d'un humour froid comme le scalpel et diablement efficace. La nausée n'est pas loin à la lecture de certaines scènes, mais le rire non plus qui crée chez le lecteur un sentiment de malaise : pourquoi lit-on et relit-on les scènes de cruauté ? Quel plaisir prend-on à suivre l'odyssée de ce détraqué ? 

    Le lecteur ne peut pas se cacher derrière l'alibi du suspens pour justifier cette envie de s'enfoncer dans cette lecture, de regarder Bateman à l'œuvre : il ne s'agit pas d'un roman policier. Patrick Bateman plonge dans sa folie sans être menacé et reste impuni. Ce qui fascine, c'est plutôt le paradoxe du héros. C'est un homme qui hait les femmes, les clochards, bref toute altérité au point de mettre toute son inventivité au service de variations autour d'un même thème : la destruction. Patrick Bateman éparpille les morceaux de ses victimes, il les dévore, les brûle, les fait exploser, observe leur pourrissement, ultime décomposition en lambeaux infimes. Patrick Bateman est ainsi un homme parfaitement intégré dans une société dominante, dominatrice qui se veut moderne, mais en même temps totalement asocial, amoral et resté au stade de pulsions primitives. Son système de représentation se limite aux apparences et est profondément primaire et clivé. Il ne se reconnaît aucune transcendance, aucune référence, ce qui entraîne une mouvance perpétuelle de son identité qui devient de plus en plus précaire : il finit par parler de lui à la troisième personne, certains de ses collègues le voient dans des endroits où il affirme n'être pas allé, on l'interpelle sous d'autres noms auxquels il répond sans que cela semble le perturber le moins du monde. 

    Bret Easton Ellis a souffert de la parution de ce livre. Elle lui a apporté un renom international, mais il fut honni aux Etats-Unis, menacé de mort pour avoir créé un personnage trop ambigu, à la fois séduisant et monstrueux, intégré et amoral. Dix ans après, ce roman n'est plus un phénomène de foire, son succès de scandale ne doit pas faire passer à côté de ce diamant noir aux angles acérés et taillés au scalpel, à l'écriture dense et brillante. Le talent de l'auteur explose lors des discussions entre Bateman et ses amis golden boys étirées en longueur, en mimant parfaitement la vacuité, mais aussi lors des scènes de tortures insoutenables à lire. 

    « Abandonne tout espoir, toi qui habites ici » nous avertit la première ligne du roman. « Sans issue » termine le journal. Pas de fin donc dans ce journal qui n'a pas non plus de début. Pas de mort du héros qui n'a pas d'enfance. Pas de répit pour le lecteur non plus. Mais Patrick Bateman n'est pas une comète qui surgit dans l'univers de nos lectures, trace une course rapide et disparaît définitivement, puisqu'il réapparaît au détour de quelques pages dans Glamorama, le roman des années 90. Patrick Bateman va très bien, il est toujours aussi élégant et sympathique, entraîne toujours derrière lui des créatures sublimes en camouflant une perceuse.

     

    Source : http://www.fluctuat.net

     

     






    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires